On disait de toi que t'étais violent.  Que tu pouvais pas rester chez toi. Parce que t'étais trop dangereux pour ta famille, pour tes amis, paraît-il. Parce que tu méritais pas de vivre une vie supposée normale, d'aller en cours, en soirée, d'te faire des potes, pareil à tous les gars de ton âge. Mais c'était pour ton bien, qu'ils disaient. Ca allait s'arranger, qu'ils disaient. Que des conneries. C'était juste une excuse, une excuse trouvée par ton père pour t'emmener loin. Après tout, t'avais pas été si violent que ça. T'avais juste pas mesuré ta force, c'était pas de ta faute. Tu pensais pas qu'tu pouvais la blesser, la blesser autant. La blesser jusqu'à ce qu'elle meure. Mais si tu l'avais pas fait, si t'avais fait l'lâche et que tu t'étais barré, elle se serait vengée. Elle aurait appelé des potes à elle pour te casser la gueule, elle leur aurait tout expliqué de manière détournée. Peut-être même qu'ils seraient tous à ta place aujourd'hui. Elle, ses potes, tous. Tout ceux qui auraient voulu te faire du mal. Dans ce merdier. Mais t'as payé pour eux, mec. C'est elle la victime maintenant. Toi t'es celui qu'on a jugé coupable. Qu'on a jugé violent. Qu'on a enfermé comme un putain d'animal.

Ca fait presque 3 ans que t'es là.
1022 jours.
Beaucoup trop d'heures et plus encore de secondes.
Tu fais comme si, mais t'arriveras jamais à t'y habituer. Tu fais l'mec calme, responsable. Parfois. Assez pour conserver les libertés dont tu as besoin.
Mais parfois t'arrives plus à te contrôler. Tu t'énerves. Tu tapes sur tout c'que tu vois. T'arrives plus à te contrôler. C'est trop dur, c'est trop dur. Dès que tu déploie ta rage, tu te sens vivre. Tu te sens fort. Tu te sens homme.
Mais ces moments, ces moments où tu te lâches totalement, tu ne peux pas te permettre de vivre trop souvent. Parce que sinon, ils t'enfermeraient encore plus. Et tu tiens à ta liberté, aussi infime soit-elle. C'est d'ailleurs la seule chose à laquelle tu es attaché. C'est vrai, dans la vie, ça craint de tenir à des choses, ou à des gens. C'est pour les faibles tout ça. C'est pas pour toi, non, c'est pas pour toi. Ca n'a jamais été pour toi. T'as pas d'amis, t'as pas de famille. T'as rien. T'as ta liberté, ou du moins ce qu'il en reste. T'as tes clopes, t'as la musique. T'as l'écriture aussi parfois. Même si les gens trouvent que t'écris comme un pied. C'est juste qu'ils comprennent pas. Ils te connaissent pas. Personne ne te connait. Toi-même, tu te connais à peine. Et au fond tu n'as pas envie de te connaître. Parce que peut-être que dans l'fond t'es un batard, t'es une pourriture. Peut-être que y'a rien d'bon en toi. T'en es quasiment sûr. Tu préfères rester un étranger à tes yeux. Ca vaut mieux ainsi. Ca vaut mieux ainsi.

Ouais, on disait de toi que t'étais violent. On le dit toujours. Si ça se trouve, cette réflexion t'accompagnera pendant toute ta misérable vie. Peut-être même après ta mort. C'est fou, cette manie que tu as de croire que tout le monde se souviendra de toi après ta mort. Alors que, même de ton vivant, tu es invisible. T'es qu'un de ces patients barges dont des adultes doivent s'occuper afin de toucher le pauvre salaire qu'ils croient mériter. T'es personne. Tu le sais, bien qu'il t'arrive de l'oublier. Mais c'est ce que tu veux être. Essayer de te faire une place dans un monde qui ne veut même pas de toi, il n'y a rien de plus idiot. De plus inutile.

T'as rien. T'es rien. Souris.

Des parents ? Oui, jadis tu en as eu. À une époque lointaine, dont les détails t'échappent. Juste des coups. Des cris. De pleurs aussi. Pas d'amour, pas de compassion, pas de rires, pas de sourires. La joie n'avait pas sa place chez toi, semblait-il. Ton père frappait. Ta mère essuyait les coups, sans broncher. Et toi, enfant apeuré, tu observais. Quand t'avais assez de force pour le faire. Sinon, tu te mettais ton casque sur les oreilles, musique à fond. Tu pouvais rien faire. T'étais qu'un gosse. T'en es toujours un. Mais maintenant t'es un gosse qui peut donner des coups, lui aussi.
T'as toujours connu ça. Dès que ton père rentrait, il faisait sa loi. Mais très vite est arrivé le moment où ça a débordé. Comme une histoire telle aurait pu se terminer différement, de toute façon ? C'est toujours comme ça que ça se finit. En un geste, tu n'avais plus de mère. Tu as les yeux de ta mère, te disait-on à longueur de journée. Maintenant, tu n'avais plus que tes yeux. Tes yeux et leur couleur bleue profonde. Tes yeux et seulement les tiens.
La suite de l'histoire, tout le monde la connait. Ton père voulait pas de toi. Dès qu'une occasion s'est présenté, il t'a viré, et forcé à vivre ici. Si on peut appeler cela une vie.

Une vie normale. Tu ne rêves pas d'une vie normale.
Tu rêves d'une vie où tu pourrais vivre. Sans contraintes.
Est-ce t'en demandes trop ? Est-ce que t'y arriveras un jour ?
Pour toi, la seule façon d'y parvenir est de partir. De quitter cet endroit, à jamais. De ne plus revoir tous ces cons. De vivre seul. Seul avec ta liberté.
Seul au sens propre, évidemment. Parce que t'es déjà seul. Si l'on devait résumer ta vie en un mot, ce serait sans aucun doute cela.
Donc oui, tu rêves d'être en dehors de ces murs. Mais tu n'aspires certainement pas à une vie normale. Tu ne sais même pas ce que c'est d'être normal.

La perspective d'une vie meilleure, peut-être. Que t'as plus qu'un an à tenir et tu dégages d'ici. Pour enfin vivre la vie à laquelle tu aspires tant. Certes tu n'as aucune idée de ce que tu feras après. Où tu vivras. Si faudra que t'ailles en taule, ou si on te pardonnera ta soi-disant erreur. Juste que ce sera certainement mieux que maintenant. Mieux qu'ici. Et sans doute mieux que n'importe où où tu as déjà vécu. Dans le fond, ça te suffit.

T'as ça et t'as la musique. C'est tout ce dont t'as besoin pour continuer.